Precious Chesson (FEPTIWUL – Libéria)

Bien qu’elle n’ait que 46 ans, PRECIOUS CHESSON a le sérieux d’une personne beaucoup plus âgée. Peut-être que son allure provient de son apparence professionnelle consommée : elle prend soin de s’habiller de manière raffinée, ses robes très soignées. Peut-être est-ce dû au fait qu’elle est assise parfaitement droite et immobile en conversation, accordant toute son attention à son interlocuteur. Ou peut-être est-ce la façon autoritaire avec laquelle elle dirige son magasin au marché de Duala à Monrovia, au Libéria.Le magasin est grand avec une arrière- boutique, un grand espace intérieur
et un espace extérieur abrité du soleil par un toit en tôle. Situé sur une route principale à une courte distance du centre commercial, le magasin est inondé par les bruits des vendeurs du marché qui crient leurs marchandises dans le vacarme de la circulation. À l’intérieur, chaque centimètre du magasin déborde de petits bols colorés, de bassines, de seaux, de caisses, de pots et de paniers.

Ces marchandises viennent du Libéria et d’ailleurs plus loin car, une fois par mois, Precious s’en va en Guinée ou en Côte d’Ivoire pour les acheter. Exploiter un magasin aussi grand offrant une telle variété de marchandises exige courage et persévérance, des qualités que Precious, comme le dit son histoire clairement, a toujours possédées.

Precious se devait d’être dure pour bâtir son entreprise. Jeune adulte, elle a vécu deux guerres civiles, la dernière ayant entraîné du pilonnage intensif, des morts et des déplacements de population vers la ville. « Le temps de la guerre n’était pas facile », se souvient Precious. Elle et sa mère se nourrissaient de ce qu’elles cultivaient et faisaient leurs propres vêtements à partir de vieux tissus, se battant parfois pour joindre les deux bouts. « J’avais deux jupes », se rappelle Precious, « une noire, une rouge. Je lavais une aujourd’hui pour la porter demain. »

Pour Precious, le stress de la guerre s’était intensifié par la pression de devoir subvenir aux besoins d’une famille grandissante : juste avant la première guerre, Precious a donné naissance à son premier enfant, et sa famille en viendrait à compter six enfants. Elle avait besoin d’un moyen de les faire vivre et de les scolariser, une tâche qui pourrait être particulièrement difficile pour les femmes libériennes, qui ont moins accès que les hommes à l’éducation, aux services financiers et à la propriété.

Ainsi, à l’âge de 22 ans, alors qu’elle était mère d’un enfant de 4 ans, Precious s’est lancée dans le commerce de rue avec dix dollars libériens dans sa poche.

Dans sa première entreprise, elle vendait du poivre noir qu’elle dit avoir acheté en « courant derrière des voitures ». Elle explique : les vendeuses se rassemblaient à un carrefour tôt le matin. Vers 4 heures du matin, une voiture viendrait de l’extérieur de la ville, son toit couvert de marchandises empliées. Les vendeuses couraient derrière la voiture et jetaient, leurs lapas, ou tissus, sur le tas. Ce que touchait le lapa d’une vendeuse, c’était le bien que celle-ci pouvait prétendre commercer la journée, si elle pouvait
négocier avec le chauffeur et conclure un prix pour les marchandises.

C’était, dit Precious, « une entreprise très stressante » qui comportait beaucoup de risques et rapportait peu.

Malgré tout, pendant 11 ans, Precious a continué à vendre du poivre, à faire fructifier son entreprise et à économiser résolument, ce qui lui a permis d’ouvrir, en 2016, son propre magasin d’articles en plastique.

Sa détermination l’a également aidée à scolairiser chacun de ses enfants qui sont actuellement à divers stades de leur scolarité; sa fille aînée vient d’obtenir un baccalauréat en sciences et la plus jeune est en sixième année. « Tout cela, dit Precious, à partir de dix dollars. J’ai persisté, allant résolument de l’avant. Je n’avais pas du tout envie de reculer. »

Mais aller de l’avant en étant vendeuse de rue à Monrovia n’est certainement pas facile. Comme les vendeurs de rue du monde entier, ces travailleurs de l´informel font face, tous les jours, à la réalité de revenus et d’espaces de vente incertains, de mauvaises conditions sanitaires, en particulier au Libéria, de harcèlement brutal, d’extorsion et de violence aux mains de la police. À Monrovia, les arrêtés municipaux interdisent la vente d’aliments dans la rue et la police, qui en a un point de vue exagéré, en profite pour harceler les vendeurs, peu importe ce qu’ils vendent.
Pourtant, le commerce de rue est le seul moyen qui s’offre à nombre d’entre eux pour subvenir aux besoins de leur famille. Ils doivent alors prendre le risque. Comme le raconte Precious, la police arrivant au marché avait l’habitude de « prendre des biens et de les jeter à l’eau. Les policiers voulaient de l’argent. Ils étaient terribles, horriblement terribles. À cette époque, vous ne pouviez rien faire d’autre que de rester assis à votre étal toute la journée parce que chaque fois que vous le quittiez, ils viendraient prendre vos affaires et les mettre à sac. » La violence peut prendre des dimensions catastrophiques : le frère de Precious, un vendeur de rue, est mort aux mains de la police lors d’un incident sur le marché.

Le harcèlement et la violence policiers peuvent également avoir de terribles conséquences financières pour les vendeurs de rue et leur famille. Cela est surtout vrai pour les vendeuses qui s’occupent souvent d’une famille élargie composée de parents, de frères et sœurs, de nièces et neveux et autres enfants orphelins. Le ménage de Precious compte 19 personnes, dont son mari qui, à cause d’un AVC débilitant, ne peut plus travailler depuis 2011.

Comme le dit Comfort Doryen, présidente nationale de la Fédération des syndicats de petits commerçants et des travailleurs de l´informel du Libéria (FEPTIWUL), les travailleurs de l´informel « se battent seuls pour joindre les deux bouts, pour subvenir à leurs besoins. C’en est beaucoup pour les femmes… elles travaillent, elles s’occupent de leur famille. Elles paient le loyer, envoient leurs enfants à l’école, tout cela en faisant du commerce. Rien que par le commerce ». Ainsi, lorsque la police confisque des biens, le bien-être de toute la famille, en termes de nourriture, de vêtements, de scolarité et de logement, est mis en péril et la vendeuse de rue n’a souvent aucun moyen de l’empêcher.

Mais, en 2009, un groupe de vendeurs de rue a réagi à ce combat, celui de gagner sa vie, en exigeant la fin du harcèlement, des extorsions et de la violence incessants aux mains de la police. Lors d’une manif, ce groupe s’est rendu à l’hôtel de ville de Monrovia pour appeler l’attention sur la situation difficile des vendeurs de rue et rallier le soutien en faveur de la création d’une organisation capable de négocier avec la ville le droit au commerce.

De cette manifestation est née la FEPTIWUL. Par la suite, la FEPTIWUL a obtenu de la mairie des promesses l’engageant à délivrer aux vendeurs des permis officiels qui aideraient à atténuer les mesures policières.

Malgré ces promesses, les permis n’ont jamais été délivrés, et les premières tentatives de négociation de la FEPTIWUL avec la ville et la Police nationale libérienne ont été ignorées et rejetées. L’organisation, alors naissante, s’est battue sous la tâche monumentale de nouer le dialogue avec une mairie souvent peu disposée et de l’amener à tenir ses engagements.

Cependant, en 2011, la FEPTIWUL a rejoint StreetNet International, un réseau mondial qui aide ses affiliées à surmonter les obstacles, notamment les obstacles posés par les lieux de travail incertains et non sécurisés ainsi que le harcèlement de la police et des autres autorités publiques. La même année, StreetNet a commencé à encadrer le Comité exécutif national de la FEPTIWUL, et ces réunions de mentorat régulières, à distance, se poursuivent. En collaboration avec l’Alliance des villes, StreetNet a également tenu pour plus de 100 leaders de la FEPTIWUL quatre ateliers de renforcement des capacités
dans les domaines de la négociation, de la négociation collective, des négociations avancées et du développement de stratégies.

Forts des connaissances acquises et pleins de confiance, les leaders en sont venus à revendiquer leurs droits auprès des autorités, à pouvoir négocier plus efficacement avec leurs partenaires de négociation, à user efficacement des techniques en la matière et à développer les structures et les relations internes
de la FEPTIWUL. Avec le soutien de StreetNet, la FEPTIWUL est devenue une organisation forte et plus démocratique. Aujourd’hui, elle représente plus de 5 000 commerçants exerçant leurs activités dans 13 des 15 comtés du Libéria. Precious est l’un de ces commerçants et, depuis un an, joue un rôle important au sein du leadership de la FEPTIWUL.

Elle est devenue membre en 2017 parce que, comme elle l’a dit, « la police faisait toujours le contrôle de nos lieux de travail et nous rendait la vie dure ». Quand Isemaila Zoker (connu localement sous le nom de « Zoker »), vendeur comme elle, lui a fait part des avantages de se joindre à l’association, elle savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Comme elle le dit : « Honnêtement, en tant qu’humain, je fais confiance d’abord à moi-même. Alors, cette confiance que j’ai en moi, je l’ai mise en lui en disant que je lui ferais confiance pour aller de l’avant. »

Zoker s’est montré fidèle à sa parole si bien que, lorsque des problèmes avec la police se sont produits, il est intervenu au nom des vendeurs et a tenté de récupérer les biens confisqués sur le marché. En outre, « il m’a encouragé », dit Precious. « Il a dit que nous souffrions tous dans la rue et que la FEPTIWUL serait notre appui. »

Au fil du temps, Precious a participé aux ateliers de renforcement des capacités de StreetNet et a mis à profit les compétences acquises dans son nouveau rôle de coordonnatrice adjointe de la FEPTIWUL au sein de la branche du marché Duala. Aujourd’hui, elle aide Zoker, l’actuel coordonnateur élu de la section, à négocier avec la police et à encourager les vendeurs à rester dans les zones délimitées afin de dissuader les raids policiers.

Comme le souligne Satta Konneh, collègue de Precious, « Les vendeurs savent que s’ils ont des problèmes avec la police, la FEPTIWUL interviendra et nous parlerons en leur nom. La police nous connaît, elle sait que nous venons du marché et que nous travaillons avec eux. » Grâce aux efforts de la FEPTIWUL, les vendeurs du marché Duala affirment que le harcèlement et les pots-de-vin ont diminué et qu’il n’y a pas eu de raids inopinés dans les zones couvertes par la FEPTIWUL au cours de la dernière année. Precious a commenté : « La différence est importante, énorme. Maintenant, nous pouvons nous asseoir tranquillement dans notre structure et, si nous nous en sommes absents, la police ne vient pas tout gâcher. Je m’en réjouis vraiment et me sens très bien à ce sujet. »

Elle dit avoir également constaté de nombreux autres avantages qu’il y a à travailler collectivement avec d’autres commerçants: « Je vois comment ils aident nos amis à progresser, comment ils nous aident à interagir avec les gens. Je vois l’avantage qu’on tire à ne pas user de la violence. » Elle peut aussi voir comment évolue le leadership de la FEPTIWUL : « Nous avançons ensemble, dit-elle, Et quand notre coordonnateur fait quelque chose avec lequel nous ne sommes pas d’accord, nous le lui disons. Nous faisons les choses conjointement. Cette approche, qui consiste à travailler collectivement en mettant à profit les compétences acquises en leadership et en négociation, porte également ses fruits au sein de la FEPTIWUL dans son ensemble. En 2018, elle a négocié et conclu avec le Conseil municipal de Monrovia un protocole d’accord de trois ans qui permettra aux commerçants d’exercer leurs activités en toute sécurité dans le centre de Monrovia. La FEPTIWUL, forte de ce succès, s’en va à la ville de New Kru, où se trouve le marché Duala, pour négocier la signature d’un accord similaire.

Precious espère que la Fédération continuera également de croître en nombre et en capacité et que son action en viendra à conforter les moyens de subsistance et à changer plus de vies. « Nous voulons améliorer la situation de nos sœurs qui se battent encore, dit-elle, agir pour améliorer leur vie au sein de la Fédération et être là pour écouter leurs histoires. »

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