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La transformation numérique de la protection sociale : quatre leçons principales à retenir de cette expérience 

Au cours des dernières années, plusieurs pays se sont engagés dans la numérisation de leurs systèmes de protection sociale. Ces initiatives ont notablement diminué la charge administrative pesant sur les autorités et ont, dans certaines situations, facilité l’accès aux régimes. Cet article met en lumière quatre leçons tirées, accompagnées d’exemples provenant de diverses régions, et propose quelques conclusions préliminaires concernant l’influence de la numérisation des dispositifs de protection sociale sur les travailleurs de l’économie informelle, souvent exclus de ces mesures. Nous partageons les principaux enseignements et réflexions issus de nos observations des activités de nos affiliés ainsi que d’autres études dans ce domaine.

#1 Des infrastructures numériques solides et fiables sont essentielles.

L’investissement public dans des infrastructures robustes constitue le socle fondamental de toute initiative de numérisation. Cela permet aux individus, même dans les régions isolées, d’accéder à la connectivité et aux services en ligne. En analysant la situation de la connectivité en Afrique de l’Ouest, par exemple, il apparaît clairement que l’infrastructure Internet est insuffisante tant en termes de disponibilité que de qualité.

D’après la Banque mondiale, bien que des avancées aient été constatées en matière de couverture du haut débit mobile, l’Afrique de l’Ouest fait face à des lacunes significatives en termes de connectivité numérique, d’accès et d’utilisation. L’adoption des services mobiles à large bande est encore en dessous de 40 %, principalement en raison des tarifs élevés qui constituent un obstacle. De plus, les carences infrastructurelles, notamment en ce qui concerne la connectivité internationale et la résilience des réseaux en fibre optique, restent des défis majeurs pour satisfaire la demande croissante en données et services en ligne.

Cela est vrai tant au niveau national (macro) qu’au niveau individuel. L’accès aux infrastructures pour les travailleurs des zones rurales se révèle particulièrement problématique. D’après une étude de l’Institute of Development study, au Nigeria : « Les personnes bénéficiant de transferts monétaires doivent souvent avoir à la fois un numéro de téléphone et un appareil actif, tant pour s’inscrire que pour recevoir leurs allocations pécuniaires. Dans certains systèmes, les transferts d’argent sont effectués sur les comptes bancaires des bénéficiaires, qui emploient des cartes de débit pour retirer leur argent. Cependant, ces systèmes rencontrent des obstacles tels qu’une connectivité insatisfaisante, voire absente, et une rareté des guichets automatiques, surtout dans les zones rurales difficiles d’accès ».

#2 Les aspects liés à la culture numérique et au handicap devraient être pris en compte

L’accessibilité des services numériques dépend de l’existence d’une stratégie d’alphabétisation numérique adaptée à tous les travailleurs. Ces services peuvent être développés de manière à être faciles d’accès et compréhensibles pour toutes les catégories de personnes, surtout pour celles dont l’alphabétisation est limitée. Nos études réalisées en Zambie ont mis en lumière une telle discrimination implicite.

Notre étude se concentre sur les initiatives mises en œuvre par la Zambie pour numériser ses systèmes de protection sociale, en mettant un accent particulier sur les travailleurs de l’économie informelle tant en milieu urbain que rural. Le gouvernement a évolué des systèmes manuels traditionnels vers des plateformes numériques afin de délivrer des prestations sociales, notamment des transferts monétaires sociaux (TMS).

La fourniture de ces services s’effectue par l’intermédiaire de téléphones portables et de virements bancaires, dans le cadre d’une stratégie nationale élargie destinée à renforcer l’efficacité des services publics grâce aux technologies numériques. La numérisation a été motivée par la politique zambienne en matière de TIC et par la nécessité de contrer la corruption, suite à un incident de vol de fonds survenu en 2017 concernant les TMS. Ce processus cherche à optimiser l’efficacité, la transparence et la responsabilité du système de protection sociale, garantissant que les bénéficiaires reçoivent des transferts d’argent directement via des services de paiement mobile ou des comptes bancaires.

Les résultats montrent que, dans la réalité, de nombreuses communautés n’ont pas accès aux services de protection sociale via des outils numériques. C’est particulièrement le cas pour les personnes âgées, celles vivant avec un handicap sévère, ainsi que celles résidant dans des zones rurales, confrontées à des problèmes d’alimentation en électricité et à une connexion Internet de piètre qualité. De plus, ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour se procurer un appareil numérique sont également concernés. Par ailleurs, la compétence numérique est généralement moins développée chez les femmes que chez les hommes, ce qui les empêche d’accéder aux transferts financiers, reléguant souvent leurs maris, pères et frères au rôle de « gardiens » de cet argent.

#3 Les organisations de travailleurs devraient être impliquées dans l’élaboration de la politique

StreetNet milite pour que les représentants des travailleurs de l’économie informelle soient inclus dans le dialogue social. L’expérience de l’intégration de nos membres dans les projets de recherche et l’élaboration des politiques démontre que les besoins des travailleurs ne peuvent être véritablement représentés que lorsqu’ils peuvent s’exprimer eux-mêmes. Au Cambodge, le système numérique de protection sociale a élargi sa portée pour inclure des travailleurs informels, comme les employés de maison et les chauffeurs de tuk-tuk, qui auparavant n’avaient jamais bénéficié d’une protection adéquate. Cette avancée représente une victoire des efforts de plaidoyer de notre affilié IDEA, qui a réussi à établir un dialogue avec le gouvernement ces dernières années.

Concernant la numérisation, de nombreux défis persistent. Au Cambodge, les travailleurs de l’économie informelle ne bénéficient que d’un régime d’assurance géré par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). L’inscription à ce régime a débuté en 2018 via une application mobile, mais s’est révélée trop complexe. En avril 2023, le gouvernement a opté pour une inscription manuelle, ce qui a permis à plus de 1 000 membres de rejoindre ce système au cours de l’année 2023. La cotisation pour ce régime de protection sociale universelle, qui n’est pas uniquement destiné aux travailleurs informels, s’élève à 4 dollars par mois pour chaque personne. Néanmoins, ce système couvre pour l’instant uniquement l’hospitalisation, aucun régime de retraite n’étant encore établi.

Au Cambodge, la stratégie de numérisation n’a pas réussi en raison de la complexité excessive du processus, surtout pour les travailleurs les plus marginalisés et vulnérables. L’extension de la couverture sociale reste un objectif difficile à atteindre. Toutefois, les organisations de travailleurs ont joué un rôle crucial dans la création d’un système de protection sociale qui répond aux besoins des plus démunis.

Les vendeurs de denrées alimentaires dans les rues de Zambie. Photo par Chikwa Able, AVEMA

#4 Le respect de la vie privée et la sécurité doivent être intégrés dans les systèmes

Les systèmes numériques de protection sociale doivent être élaborés en respectant la vie privée des Bénéficiaires. Ils doivent également être protégés contre toute tentative de cyberattaque et garantir un haut niveau de sécurité. La collecte de données sur les travailleurs par les États risque de mener à une surveillance illégale et à d’autres atteintes aux droits de l’Homme. L’accumulation massive de données ainsi que la transformation des aspects de la vie des individus en informations numériques (datafication en anglais) entraînent ce que les spécialistes désignent par « surveillance du bien-être » (welfare surveillance).

Amnesty International, dans son rapport approfondi sur la protection sociale numérique, souligne que « les personnes marginalisées font fréquemment face à une collecte et une analyse de données plus extensive de la part des autorités. Cela entraîne une aggravation de leur situation lorsqu’elles sont suspectées et soumises à un contrôle accru. La surveillance des dispositifs d’aide sociale constitue une méthode pour contrôler et suivre les demandeurs ainsi que les bénéficiaires de cette aide. Les systèmes de protection sociale qui intègrent des « examens des ressources » pour établir l’admissibilité de la personne à l’aide sociale sont particulièrement susceptibles d’engendrer une surveillance du bien-être ».

Cette approche implique que la collecte de données par les institutions étatiques sert de moyen supplémentaire aux gouvernements pour accentuer la division entre les travailleurs jugés méritants et ceux perçus comme non méritants, division contre laquelle les représentants des travailleurs de l’économie informelle se battent depuis des décennies.

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